Mais qu’ont-ils donc fait, ces pauvres chauffeurs de taxi, pour qu’on les accable ainsi de tous les maux ? J’avoue ne rien comprendre à toutes ces méchancetés qui sont déversées ces jours-ci sur le dos des chauffeurs de taxi : voitures sales, taxis déglingués, chauffeurs qui disent leur opinion — ciel ! — et surtout, qui ne prennent pas les cartes de crédit — la honte ! Pour peu, ils mériteraient la prison.
Alors que ces gentils escrocs d’Uber, eux, ont tout pour eux : voitures rutilantes, rapidité et efficacité. Sans compter qu’ils ne perdent pas de temps à vous parler de leur belle-mère. Mais surtout, et cela pourrait excuser les pires infamies, ne communient-ils pas aux mêmes idoles que nos élites médiatiques ? Ne déposent-ils pas leurs offrandes sur le même autel, celui du dieu numérique tout puissant dont l’adoration ne souffre plus le moindre blasphème ?
On me traitera de ringard, mais je le confesse. J’ai toujours cultivé une petite tendresse pour les chauffeurs de taxi. Leurs voitures rongées par le sel, qui sentent l’usure et le labeur n’ont toujours fait qu’ajouter au charme de leur conversation. Je m’étonne d’autant plus d’entendre des journalistes s’exprimer ainsi que les chauffeurs de taxi ont toujours été nos alliés les plus précieux. À Bucarest ou à Ouagadougou, ils sont toujours nos premiers contacts avec un monde dont nous ne connaissons souvent rien. Un chauffeur volubile peut être la clef d’un bon reportage. À Montréal, je m’empresse toujours de questionner mon chauffeur sur les prochaines élections, les nids de poule et la corruption à l’Hôtel de Ville. En quelques minutes, je prends ainsi le pouls de la métropole comme si je ne l’avais pas quittée depuis des mois.
Jamais un technicien en informatique qui arrondit ses fins de mois chez Uber ne pourrait m’offrir la même chose. Qu’ils aillent se rhabiller ! On ne s’improvise pas chauffeur de taxi. Conduire un taxi n’est pas qu’un simple gagne-pain, c’est une profession, une manière d’être, une culture, voire une ascèse. Les vieux chauffeurs aux voitures bringuebalantes sont les meilleurs. Il faut avoir vu neiger pour acquérir cette sagesse que seuls procurent les milliers de kilomètres parcourus et la fréquentation de tous les publics.
Alors pourquoi tant de mépris ? Je soupçonne dans ces critiques le secret désir d’un rapport plus impersonnel aux êtres et à la vie. Une sorte de mépris du peuple et de ces populations qui rechignent à accepter cette « modernité » définie par les élites médiatiques. Une modernité définie par ceux que l’écrivain Renaud Camus identifie fort justement à la petite bourgeoisie. Cette petite bourgeoisie dont les goûts, les moeurs, les humeurs et les caprices tiennent lieu d’encyclique.
Enfermée dans son « soi-mêmisme » triomphant et probablement convaincue de sa propre futilité, cette petite bourgeoisie hédoniste cultive l’obsession de la vitesse. Gavée de contacts virtuels et pressée d’aller se distraire, elle ne supporte plus ce contact humain qui ralentit tout et exige temps et effort. Et d’au moins éteindre son iPod ! Un peu comme ces geeks qui ne souffrent pas une fraction de seconde de retard sur leur écran. Pour épargner quelques précieuses minutes, on préférera donc faire affaire avec des bandits de grand chemin.
Car avouons-le, « le numérique » comme on dit, n’est ici qu’un prétexte pour contourner les lois. Au nom de l’innovation technique, on est tout à coup justifié de ne plus payer d’impôt, de ne pas cotiser à la sécurité sociale, de travailler au noir, de pratiquer l’évasion fiscale (en s’établissant aux Pays-Bas comme l’a fait Uber) et de ne plus respecter les règles élémentaires de civilité et de sécurité sans lesquelles toute activité humaine est vouée à la barbarie. Or, c’est exactement ce que fait Uber. On nous reparlera ensuite de cette idyllique « économie du partage » et autres balivernesnew age !
L’impunité dont jouissent ces fraudeurs sous prétexte de « modernité » ne cesse de surprendre. Même les étudiants en grève bloquant les portes de leur cégep ne jouissent plus d’une telle immunité. Seule la police française a eu le culot de prendre les mesures qui s’imposent en mettant en garde à vue les dirigeants de la filiale française d’Uber pour pratique commerciale trompeuse, complicité d’exercice illégal de la profession de taxi et traitement de données informatiques illégal. Avec le résultat que ces bandits numériques ont suspendu leur activité en France.
Mais, comme pour le téléchargement illégal et le pillage des droits d’auteur sur Internet, les grands prêtres de la modernité nous diront que le respect des lois est une pratique ancienne. Pourtant, ce qui étonne encore plus dans cette « uberisation » du monde, c’est la naïveté de certains de nos décideurs devant n’importe quelle nouveauté sous prétexte que la modernité ne serait porteuse que de bienfaits. Au Québec, cette religion numérique a atteint des niveaux rares. Comme s’il nous fallait compenser l’absence d’une voix politique propre par un excès de modernisme et de progressisme. À moins que ce ne soit une façon de reconnaître que nous n’avons plus prise sur le monde.
Source : Le Devoir
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